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cheminements et carrefours - Page 2

  • L'échec (la reprise IV)

     

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    Sous la férule de la plus belle femme du monde, reprenons.

    Donc,

    Abraham a forcé Dieu à intervenir.

    Job a forcé Dieu à lui parler. 

    D'une certaine manière, ils ont piégé Dieu.

    C'est qu'ils croyaient tous deux en la liberté absolue de Dieu. Une liberté qui excède l'ordre institué par Dieu lui-même. Une liberté qui fait que les lois de la grâce ne suivent pas forcément les lois de la nature. 

    Bespaloff, toujours :

    "Chez le héros de la foi, (....)  l'adhésion au réel s'allie au refus d'assujettir Dieu aux conditions et aux limites de l'existence : l'acceptation laisse subsister intégralement l'éventualité, inadmissible pour la raison, d'une défaite de la nécessité."

    Kierkegaard anti-cartésien absolu.

    Kierkegaard, nouveau Tertullien qui croit parce que c'est absurde. Qui puise son désir de croire dans le désespoir. Qui espère un instant - c'est-à-dire une éternité - de félicité dans une vie de souffrances. Mon Dieu, faites que je jouisse de vous un milliardième de seconde sur ma Croix et j'y reste le temps que vous voulez.

    Comme la femme aimée, il suffit de revoir une seconde son ombre au coin d'une rue, de lui parler ou lui reparler après deux décennies une fois au téléphone, de recevoir un mail d'elle, même un seul, pour qu'elle soit présente à jamais en nous.

    A la femme aimée en secret et à Dieu aimé à découvert, on demande à être repris un instant. Qu'elle et qu'Il fasse le boulot à notre place - tel est le sens de l'appel. Qu'elle et Lui nous disent : "VIENS !" ou mieux : "REVIENS !"

    Notre espoir est qu'ils nous attendent, nous qui sommes si longs, si lents, si lourds.

    Mais quel bonheur de savoir que l'on est attendu. Et d'ailleurs observé. 

     

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    Le péril de cette attente est qu'elle dure plus que prévu et que notre désir vire alors au ressentiment, que notre volonté de conversion devienne volonté de puissance, que notre humilité devant Dieu aille de pair avec un orgueil éhonté devant les hommes. Et c'est dans cette foi "autiste", en fait mauvaise foi, que va progressivement sombrer Kierkegaard. Son "refus d'acquiescer au plus facile de lui-même" le conduit à s'interdire toute faiblesse - et lorsqu'un jour Régine, dans un excès d'humilité, se jette à ses genoux, il la rejette brutalement, et ce faisant, rejette ce qui lui restait d'humanité. Lui si malin, si séducteur, si enivrant se révèle cet être impossible, incapable de sympathie avec quiconque, discréditant avec acharnement le besoin de bonheur que chacun de nous a en soi, lui compris, traquant jusqu'à la nausée  tout ce qui permettrait de trouver la quiétude, bref, immiscer du désespoir partout, et cela bien entendu au nom de la vie authentique devant Dieu. Don Juan s'est mué en Alceste.

    La haine du bonheur est mauvaise conseillère. D'autant qu' à l'instar du plaisir qui constituait le stade esthétique et de la félicité qui constituait le stade religieux), le bonheur constitue le stade éthique. Le bonheur fait même partie de la constitution américaine. Le bonheur, en effet, c'est l'engagement de la vie, certes, avec ses charges, ses responsabilités, ses engagements, mais aussi sa joie de participer à l'humanité, "d'en être", de faire l'amour avec sa femme, de voir ses enfants grandir, de servir Dieu par sa joie et son travail, de "consentir au réel" - peut-être même, et n'en déplaise à Kierkegaard, de devenir kantien. La Raison Pratique, stade éthique par excellence ? Lucinde pour Jérôme - et dans un autre film, Ariane pour moi ?

    Désormais étranger à la patrie des hommes, à ce qu'il appelle "le général", Kierkegaard s'enfonce dans l'isolement et le mépris qui point. Le pire, c'est qu'en refusant de jouer le jeu du général, Kierkegaard rate le coche du singulier. La grandeur de l'éthique consistait précisément à subir les assauts du religieux et à s'y préparer. Etre homme dans sa vie d'homme en premier lieu et être appelé à Dieu par Dieu en second. L'éthique était la voie royale du religieux. En se privant de l'une, il va se priver de l'autre. "Je n'ai jamais vécu qu'intellectuellement", avoue-t-il. Coincé entre les deux stades et ne pouvant en choisir un, comme l'âne de Buridan, il ne lui reste plus qu'à se laisser mourir de faim et de soif, et pire que tout, de désespoir. Or, le désespoir, c'est le péché qui n'est pas remis. Le péché comme contraire non à la vertu mais à la foi. A ce moment-là de son existence, où en est Kierkegaard dans sa foi ? Dans quel silence vit-il ? Celui de Dieu, intime avec Dieu ? Ou celui du démon, "le charme même du démon" ?

    "En la solitude de Dieu comme en la solitude du démon l'unique sécurité, c'est ce broiement de l'âme, cette provision de dégoût pour la vie dont a constamment besoin celui qui est destiné à vivre pour l'éternel."

    Telle est l'alternative de celui qui s'est coupé de tout, homme du sous-sol avant la lettre. Soit l'enfer sans salut, soit l'enfer du salut. A moins... A moins que l'on retourne au stade esthétique et que l'on fasse de la poésie une sortie de secours. En effet,

    "Seule la poésie et ses rites plus anciens que ses chants, rompt le pacte démoniaque qu'il a conclu avec lui-même."

    Seulement voilà, Kierkegaard, qui n'est à ce moment-là, plus que polémique outrancière (et l'on sait que la polémique finit par dessécher l'esprit), est-il encore capable capable de poésie ? De musique ? De lien avec le fondamental ? De foi dans la joie ?

    En vérité, il est foutu. Depuis sa rupture avec Régine, "il a beau tendre tous les ressorts de son être disjoint, il ne parvient plus à recouvrer la paix au sein de l'unité." Et revenant sans cesse sur cette rupture, sa dialectique si aiguë n'est plus que rabâchage, ruminations et surtout accusations. Car quoiqu'il dise contre lui-même, c'est surtout contre Régine, et avec elle, le reste du général, qu'il lance ses flèches. Et c'est là que lui qui se voyait chevalier de foi sombre dans la plus infecte mauvaise foi.

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    La mauvaise foi, c'est se trouver des excuses alors qu'on a agi comme un salaud.

    Kierkegaard a agi comme un salaud avec Régine. Non pas de l'avoir abandonné, ça arrive à des gens très biens, mais d'avoir tenté de lui faire croire, et pire, de se faire croire, qu'il avait fait ça au nom de Dieu. S'il était rentré dans les ordres, à la limite, on aurait pu le comprendre. Mais il n'est pas rentré dans les ordres, il est rentré chez lui, la queue entre les jambes et il s'est perdu en tergiversations, "s'accusant" de tout sauf de l'essentiel, à savoir qu'il n'avait pas eu le courage de s'engager dans un rapport conjugal. Au nom du stade religieux, il a renoncé au stade éthique sans s'avouer qu'il en était encore au stade esthétique et qu'il n'en sortirait jamais. Ou pire qu'il en sortirait pour rien. Kierkegaard s'est condamné aux limbes. Parfois, on se demande s'il croit en Dieu.

    Son problème est qu'il est incapable de reprise. Alors que Régine, si. Dans l'histoire, c'est elle qui se reprend, qui sort du désespoir dans lequel il l'avait mise, et qui se marie avec un autre, le laissant, lui, à sa rage et son mépris méprisable. Car non content de l'avoir abandonnée, Kierkegaard ne se remet pas de son mariage. "Je ne peux pas vivre avec toi mais j'exige que tu ne vives avec personne." Le moment où il apparaît comme un pauvre type.

    Encore une fois, le salaud n'est pas le faible. Non, le salaud, c'est le faible qui se croit fort.

    Là-dessus, Rachel Bespaloff est bien plus impitoyable que moi. A ses yeux, Kierkegaard fut autant cet immense penseur qui a creusé comme personne d'autre les chemins de l'existence que cet impuissant malheureux qui tout fait pour rater sa vie d'homme et est apparu au finale comme la figure même de l'homme du ressentiment, tel que l'a décrit Nietzsche.

    "Kierkegaard, écrit-elle, prétend exiger des hommes l'abandon de ce qu'ils ont de plus cher, le courage inouï d'aimer Dieu dans la foi", avant de rajouter aussitôt : "Comment légitimer cet abus d'autorité sans recourir à des sophismes ?", et de constater que dans le texte Coupable ou non ? il y a bien ce  "glissement insidieux que la volonté de puissance imprime au sentiment et à la pensée dont elle s'empare." Kierkegaard passe de l'impuissance de sa conversion à l'exigence de la conversion des autres, sans se rendre compte que l'exigence est la plus mauvaise catégorie mentale qui soit. Dès que l'on exige, l'on se fout le doigt dans l'oeil et l'on est sûr que notre exigence sera huée et contrariée. Comme disait Rémi Brague, Dieu n'exige rien de nous. Dieu ne nous demande rien. Dieu attend simplement que l'on s'aime et qu'éventuellement on L'aime. Aime et fais ce que tu veux. 

    Kierkegaard voit pas qu'il se prend les pieds dedans quand il écrit :

    "Jusqu'ici, c'était ma consolation  dans la vie, ma victoire sur la vie, que l'on pût exiger le sentiment religieux de chaque individu."

    Exiger le sentiment religieux d'autrui - il n'y a pas pire dans le contresens et l'instinct de torture. Qui es-tu pour exiger ? 

    Et Rachel de commenter : "En ces lignes orgueilleuses percent l'appétit de domination absolue, le ressentiment contre la vie, le désir de lui faire expier l'humiliation qu'elle inflige - et pour tout dire, l'impuissance du coeur. (...) Si nul homme n'est exclu du miracle de la foi, il ne s'ensuit pas que l'on doive exiger de chaque individu le don total qu'Abraham, impérieusement appelé, avait consenti dans le secret de son être, ou alors la foi n'est pas miracle. L'intrusion du général en ce domaine interdit, Kierkegaard est d'autant moins fondé à l'admettre qu'elle est la négation même de sa pensée religieuse. (...) Le ressentiment est pour lui la plus dangereuse des tentations : dès lors qu'il y cède sous le couvert de la prédication, il trahit la solitude, et l'Unique. "

    Dans le ressentiment, l'homme n'est plus l'Unique, mais tout le monde. Kierkegaard a trahi son credo. Le penseur jamais au niveau de sa pensée - la banalité absolue.

    A force de souffrir, de vouloir souffrir, de se fermer une à une les portes du bonheur au nom du salut, d'abolir en soi toute légèreté, l'ancien Séducteur ne peut que sombrer dans le dépit. "L'extrême attention de tout l'être à soi dans le malheur, se fatigue en vain à chercher une issue, et manque son but." Comme l'a dit Bernanos pour l'éternité, DIEU NE SE DONNE QU'A L'AMOUR. Et Kierkegaard n'est pas l'amour.

    Kierkegaard, qui a été Séduction, est devenu mortification.

    Lui qui connaissait si bien le comique est devenu comique. L'inadéquation entre soi et soi est en effet du plus haut comique. "Plus on souffre, dit-il, plus le sens du comique augmente." Alors de deux choses l'une : soit l'on arrive à rire de soi et de sa souffrance et l'on retrouve la sagesse et le salut. Soit l'on est incapable de rire de soi, même pas de sourire,  et dès lors les portes de l'enfer prévaudront. Personne ne rit en enfer.

    La reprise comme rire. Le rire comme clarté. Comme instant. Comme félicité. Comme ce qui sauve l'être de lui-même. Keaton, Etaix, Woody Allen et tant d'autres. Kierkegaard aura-t-il pu re-rire ?

    Il semble que oui. Au plus fort de la polémique que Kierkegaard menait contre l'Eglise et qui faisait de lui un démon polémique à bout de nerfs, Régine (qui devait partir avec son mari pour les Indes le lendemain) s'arrangea pour le rencontrer une dernière fois dans la rue. Quand ils se croisèrent, elle passa tout près de lui et lui murmura : "que Dieu te bénisse, puisse tout aller bien pour toi." D'après Bespaloff, "il recula légèrement et, en silence, la remercia d'un salut. Plus tard, il dit combien il était heureux de l'avoir revue." Il avait, au moins un instant, retrouvé le sourire, le bonheur, la paix du Christ accordée par cette femme. Il avait été repris par cette femme. Réaccouché par elle. Il pouvait mourir.

     

     

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    A REPRENDRE AVEC WOODY

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